"Avant de dépelotonner, moi, Alice Tétrault..." (par Jacques Boulerice)

Alice


Elle s’appelle Alice Tétrault. Entre l’âge de 2 ans et 14 ans, elle s’est appelée Alice Ménard. Plus tard, elle a porté le nom d’Alice Boulerice. Dans la famille, on l’a toujours appelée simplement la petite Alice.

Un jour de novembre 1998, elle me dit qu’elle a commencé à écrire sa vie. Elle me dit qu’elle s’empresse de l’écrire « avant de dépelotonner », avant que le fil de ses jours ne se déroule à l’envers jusqu’au début de sa vie vidée d’elle-même. Elle est atteinte d’Alzheimer et elle en est consciente. Demain, elle ne le saura plus…

Alors, elle me demande de lire ce qu’elle écrit, ce qu’elle a patiemment consigné sur des feuilles d’un vieux cahier à anneaux. J’y trouve des mots et des dates qui veulent sauver de l’oubli les principaux moments de sa vie. Les beaux comme les mauvais. Elle me demande aussi de commencer à prendre des notes sur ce qui l’attend, sur ce que nous allons vivre ensemble. Elle ignore que la maladie va s’étaler sur plus de 10 ans et que l’Alzheimer va l’amener à revisiter toute sa vie. Moi aussi.

Je me suis largement servi de ses notes et des miennes pour écrire son histoire dans La mémoire des mots (aux éditions Fides). Autrement dit, j’ai poursuivi ce qu’elle avait commencé : raconter ses jours jusqu’aux derniers alors que la maladie ne lui permettait plus de le faire.

Eugène et Léonida
Eugène et Léonida Boily

Lorsque Josée Tétreault m’a demandé de faire une petite biographie de maman pour le bulletin des descendants de Louis Tetreau, j’ai tout de suite voulu laisser la parole à cette petite Alice, cette Alice Boulerice, cette Alice Ménard et, finalement, celle qui aura le dernier mot : Alice Tétrault. Les pages suivantes constituent une sorte d’autobiographie non autorisée. Elle qui voulait toujours « faire sa part pour rendre service » ne m’en voudra pas. 

Je lui laisse ici la parole :

Le 24 octobre 1918, maman est décédée des suites de la grippe espagnole. Elle s’appelait Léonida Boily. J’avais 9 mois. Je suis née le 20 janvier 1918.

Moi, Alice, je suis restée à Montréal, chez le voisin, monsieur Ménard et sa femme Parmélie. Mes frères et ma soeur avaient été placés chez la parenté, à la campagne, mais pas moi. Il n’y avait plus de place pour moi. Je me suis appelée Alice Ménard.

Madame Ménard est décédée le 3 décembre 1921 dans la paroisse Sainte-Philomène de Rosemont. J’avais 3 ans et, pour la deuxième fois, je n’avais plus de maman.

Puis, nous avons déménagé à Saint-Hyacinthe, en pension dans une famille du nom de Cadorette. Ensuite, monsieur Ménard a épousé Angèle Major, le 15 mai 1922, à Saint-Hyacinthe. J’avais une troisième maman. J’avais eu 4 ans le 20 janvier 1922. 

Monsieur Ménard travaillait toujours pour la ville de Montréal. Le dimanche soir, on allait le reconduire à la gare. Avant de partir, il disait à maman Angèle de ne pas me laisser jouer dehors avec les autres enfants. Il avait peur que mon père, Eugène Tétrault, vienne m’enlever.

Madame Ménard était très douce et patiente avec moi. Elle me laissait jouer avec d’autres enfants. Quand monsieur Ménard revenait le samedi, une voisine le lui disait. Alors, il chicanait maman Angèle et moi, il me tapait. C’était comme ça toutes les fins de semaine. Mon père Eugène avait appris qu’il me maganait.

L’hiver de 1923, monsieur Ménard a acheté une terre à Saint-Jude, dans le rang Michaudville. Avant les Fêtes, on a déménagé avec un cheval, une vieille voiture et un peu de ménage. C’était dans une vieille maison et il faisait froid.

Quand septembre est arrivé, je suis allée à l’école. C’était loin, mais, le soir, j’étais contente de ma journée. Le lendemain, je repartais avec ma petite chaudière à dîner : des beurrées de graisse avec un peu de cassonade dessus. Quand la neige est revenue, je ne suis plus retournée à l’école. Tout l’hiver, madame Ménard m’a fait apprendre mon catéchisme. Pour m’amuser, j’avais mon chien Bijou avec qui jaser et jouer.

Le soir, il fallait rentrer le bois pour se chauffer. On restait assis autour du poêle. Je mettais mes pieds dans le poil de mon chien. La nuit, il couchait à mes pieds pour me garder au chaud. Il me protégeait aussi.

Quand l’été revenait, je pleurais chaque matin pour aller à l’école. Mais c’était NON. Monsieur Ménard avait besoin de moi pour travailler. Donc, j’ai fait à peu près une année d’école par petits bouts. C’est très peu.

On n’avait pas beaucoup à manger. Madame Ménard cachait de la nourriture pour moi.

Un jour, la soeur de ma mère Léonida, ma tante Alméria, est venue des États-Unis pour me voir. Mais monsieur Ménard l’avait su et il m’avait envoyée chez son frère, à Saint-Dominique, pour ne pas qu’elle me voie. Après cette visite, ma tante m’a toujours envoyé des cadeaux pour les Fêtes : une poupée, une tourmaline, des bonbons. Quand c’était des bonbons, monsieur Ménard les mangeait ou les donnait au chien. Il avait le don de me faire de la peine.

Un jour, j’avais 10 ans, c’était en 1928. Papa Eugène, ma soeur Marie-Rose et mon frère Paul sont venus me voir à Saint-Jude. C’était la première fois que je retrouvais mon père et que je voyais ma soeur et mon frère.

Les années ont passé comme ça.

À l’été 1934, les voisins m’ont dit : « Pourquoi tu n’écris pas à ton père de venir te chercher? » Ils m’ont donné un timbre de 2 cents, j’ai écrit et j’ai mallé la lettre. Alors, au mois d’août je crois, quand je suis revenue de la messe (monsieur Ménard n’allait jamais à la messe et c’était trop loin pour madame Ménard), mon père Eugène Tétrault était là avec ma soeur Marie-Rose et mes frères Paul et Adélard. J’avais 16 ans.

J’ai fini par m’en sortir. Ça a été difficile, mais je suis partie plus tard avec le voiturier qui ramassait la crème pour la porter à Saint-Hyacinthe. Je me suis retrouvée chez la soeur de mon grand-père Israël Tétrault.

Une nouvelle vie a commencé pour moi : de la bonne nourriture, une famille et une auto pour aller à la messe tous les dimanches; c’était presque le paradis.

La même année, à Montréal, j’ai travaillé comme bonne chez madame Hector Authier. Cette dame vivait seule sur la rue De Lorimier, entre Marianne et Rachel. Je gagnais 2,50 $ par semaine, sans repas fournis.

Au printemps 1935, toute la famille a redéménagé sur une ferme à Saint-Léonard-d’Aston. Je travaillais au village et j’aidais sur la ferme.

En 1939, on a vendu la terre et j’ai fini par me trouver du travail comme couturière à la Yamaska Garment, à Saint-Hyacinthe. J’ai travaillé là de septembre 1939 à avril 1943. J’ai aimé travailler là et je m’y suis fait des amies.

Au mois d’avril 1943, mon amie Claudette Brulé et moi nous avons décidé d’aller travailler à la Dominion Bridge, à Lachine. On y a appris à souder des coques de bateau. C’est la guerre et on fait notre part.

Alice qui fait son effort de guerre (en haut à droite)


Le soir du 19 mai 1943, un mercredi, mon amie Claudette me demande de l’accompagner à la gare Bonaventure parce que son fiancé, Paul Brodeur, retourne au camp militaire d’Halifax avec son ami Urgel Boulerice. Je le vois avec son sac d’armée sur l’épaule. Paul me le présente. Il me demande si je veux lui écrire. Je dis oui. Je sais déjà que « c’est le mien ».

À partir de là, c’est allé vite. Je suis en amour bien fort. On s’est vu cinq fois. La cinquième fois, le 10 juin 1944, c’était pour notre mariage à l’église Saint-Sacrement de Lachine. Je ne l’ai jamais regretté.

Là, j’ai suivi Urgel à Sussex, puis en novembre 1944 à Long Branch, près de Toronto, avant de retourner à Halifax. Après les Fêtes de 1945, il est transféré au camp de Lauzon. On a habité là, chez madame Léontine Bélanger, jusqu’à la fin de la guerre, le jeudi 21 juin 1945. J’étais enceinte de 7 mois.

On est retourné à Saint-Jean et, le 9 juillet, Urgel a repris son travail à la forge de l’usine Singer. On est heureux tous les deux. Le bébé s’en vient. On a tellement hâte.

Le 21 août 1945, un mardi sur l’heure du midi, un beau gros garçon est né : 9 livres et 13 onces. Après avoir habité chez mes beaux-parents, puis en chambre, on déménage le 1er octobre 1945 dans un beau petit logis de trois appartements sur la rue Laurier, à Saint-Jean. Enfin chez nous! Pour la première fois de ma vie, j’étais chez moi.

C’était la belle vie. On s’est acheté une maison sur la rue Frontenac. On a beaucoup travaillé. On s’est fait de belles fêtes avec les familles des deux côtés, chez les Tétrault et chez les Boulerice.

Urgel Boulerice et Alice, le jour de leurs noces

En 1974, Urgel a pris sa retraite des Singer. On a un petit lopin de terre à L’Acadie. Urgel va construire un chalet et on va se faire un grand jardin. Jacques enseigne au cégep. On est les grands-parents heureux de deux petits-garçons : Alexandre et Nicolas. La vie est bonne, mais le temps fait son travail.

Le 17 février 1974, ma tante Alméria est décédée à Saint-Marie de Beauce. Je suis allé à ses funérailles. Elle ne m’avait pas oubliée quand tout le monde m’avait oubliée.

Papa Eugène (fils d’Israël Tétrault et de Julie Langelier) est décédé le 18 octobre 1976, à l’âge de 87 ans.

Le 10 juillet 1984, Urgel est opéré pour un cancer. Il meurt le 14 février 1986, à midi. C’est la Saint-Valentin, c’est la fête des amoureux. Cet homme-là a racheté mon enfance. J’ai été heureuse avec lui. La maison est vide. Mon coeur aussi.

Heureusement, il y a les petits-enfants, les chorales, la musique, les amies. La vie continue.

Ici, ce n’est plus Alice qui parle. Je reprends la parole. Elle n’ajoutera que deux ou trois pages à son cahier. Quelques lignes entre autres pour dire que, le 15 décembre 1986, elle s’achète un piano. Un vieux rêve en noir et blanc pour donner des couleurs à sa vie de veuve. Elle suit des cours de piano avec ses petits-fils, Alexandre et Nicolas. Le bonheur refait ses gammes…

De mon côté, j’ai suivi le conseil d’Alice. J’ai pris des notes sur la vieillesse et la maladie, sur l’enfance et l’amour. J’ai recueilli ses réflexions éclairantes pendant plus de 10 ans. La fin de l’histoire, la fin de son histoire, se retrouve dans ce livre que je lui dois : La mémoire des mots : Alice au pays de l’Alzheimer (Biblio Fides, Montréal, 2018).

Un épilogue y raconte les derniers jours de maman. Non pas Alice Ménard, ni Alice Boulerice, mais bien Alice Tétrault, celle qui a eu le dernier mot.


Références

Ce livre raconte l’aventure unique d’une femme qui fait un pied de nez à l’oubli et à l’Alzheimer. Pendant plus de dix ans, elle élabore une stratégie instinctive et passionnée pour s’accrocher à la joie d’être présente en dépit de tout. À travers ses égarements, cette maman autodidacte apprend à son fils écrivain quelque chose d’essentiel sur le pouvoir des mots et sur le métier de vieillir. «En 1999, je commençais à prendre des notes à partir des propos de ma mère qui perdait de plus en plus ses repères. Au départ, je savais que sa vie allait lentement se vider d’elle-même. C’est un terrible chemin de croix. Mais je ne devinais en rien la profonde et salutaire communion qui nous attendait. Tout ce qui reste n’est pas destiné au vide ou à l’oubli.»

Les Éditions Fides

Fermez les yeux. Plongez dans vos souvenirs ­d’enfance. Il y a fort à parier que vous reverrez une petite voiture en bois de marque CCM qui ressemble à celle qu’évoque Jacques Boulerice dans ses chroniques. «Jambe pliée, écrit-il, genou droit au plancher de la voiture de mes huit ans, le pied gauche bien posé sur le sol et la main sur le timon de la caisse (mon père disait “la togne”) je me prépare à sortir de la cour du 375 A, rue Laurier à Saint-Jean-sur-Richelieu, tout comme de l’été 1953. Je ne vais plus m’arrêter.» Ce livre parle d’instants de bonheur vécus au quotidien. Il en parle comme seul un poète sait le faire. Sous sa plume, les mots prennent vie et nous enchantent. «Avec cette voiture apparaissent les lieux où elle passe, les saisons qui l’ont usée, l’enfance qu’elle promène et tout ce que la vie y accumule depuis plus de soixante ans. Attaché aux ridelles, s’accroche la curiosité de voir ce que demain y fera monter, tous les clins d’œil du bonheur qu’on espère et qu’on invente au besoin.» Poète, chroniqueur et romancier, Jacques Boulerice est l’auteur de plus d’une vingtaine d’ouvrages.

Les Éditions Fides